Mémoire vive

Si tu veux lire ce billet, sache que je vais te demander un effort. Oui c’est assez innovant comme accroche hein… Mais je n’en doute pas, tu peux le faire !

Le chapitre ci-dessous est une suite. Tu as peut-être lu le début de l’histoire, il y a… brr, 8 ou 9 ans, auquel cas une rapide relecture des 5 derniers chapitres suffira à te rafraîchir la mémoire. Si par contre tu débarques ici comme une fleur, sans savoir où tu mets les pieds… Fuis, pauvre fou ! Ahem. Sans rire, commence par le début, même si mon style de l’époque est un peu gamin, tu pourras te familiariser avec l’histoire.

Bref, les précédentes aventures de Rhacca, Eirko, Loni & co sont ici : http://blog.matthy.net/roman-fantasy/ (commence par les plus anciens billets bien sûr, il y en a 21, le premier est http://blog.matthy.net/2005/01/plume-vole/). Merci. Voici donc le chapitre 22.


Au moins, je suis dispensée des cours barbants d’Arlo et je n’ai plus à supporter les cris des mioches.

Rhacca s’efforçait de rester honnête envers elle-même : elle ne cherchait pas vraiment à positiver. Elle avait surtout envie de faire du mauvais esprit, et elle ne pouvait pas vraiment se permettre de s’y adonner à voix haute. Elle souriait donc intérieurement des moqueries qui lui passaient par la tête en observant l’assemblée réunie devant elle. Le tribunal.

Elle avait pris l’habitude, dans ce qui lui semblait être une vie antérieure, d’être dévisagée, soupesée comme une pièce de viande, et de se réfugier dans des monologues intérieurs acerbes. Mais à Ienon, c’était essentiellement d’hommes qu’il s’agissait, et elle n’avait besoin d’aucun pouvoir psychique pour connaître leurs pensées. Ici, elle avait affaire à des personnalités plus diverses et surtout d’une autre envergure ; elle s’agaçait de ne pouvoir déchiffrer leurs expressions.

Il y avait là tout le gratin d’Ombale : Leshrac et Lyswin, bien entendu, ainsi que leurs collègues du premier Cercle ; certains membres du deuxième Cercle également, dont Rhacca ne connaissait pas le nom. Elerion, responsable du premier Cercle d’entraînement, était assis à gauche de Leshrac. Elle avait été surprise de reconnaître deux Simuriennes : de ce qu’elle en savait, leurs pouvoirs étaient bien en-deçà de ceux des Songeurs d’Ombale. Pourquoi les avait-on conviées ? Pour qu’elles puissent participer à cette pitoyable humiliation ?

– Nous ne sommes pas assez nombreux pour nous permettre une solution comme celle que tu proposes, Dermon.
– Nous pourrions l’isoler, suggéra une autre voix. Et ne faire appel à elle qu’en dernier ressort, comme nos ancêtres l’ont fait avec Rendal…
– Non mais écoutez-vous ! Vous comparez cette fillette à un nécromancien qui n’est probablement qu’une légende, vous avez perdu la tête ou quoi ?

C’était Lyswin qui était intervenue. En sa faveur, estimait Rhacca, même si aucun Songeur présent dans la salle ne semblait lui témoigner la moindre sympathie. Lyswin était une politicienne, elle devait avoir un intérêt à protéger Rhacca. À l’utiliser.

– Leshrac, tu nous laisses débattre depuis tout à l’heure mais tu n’as pas dit un mot, reprit Lyswin. C’est toi qui as voulu rassembler les demi-sang. C’est encore toi qui as refusé la proposition d’Alburi de n’amener que les jeunes enfants. Tu étais parfaitement conscient des risques qu’il y avait à intégrer et éduquer cette adolescente !

Les deux femmes du Simur semblaient choquées de l’agressivité de Lyswin envers Leshrac ; ceux du premier Cercle avaient pris l’habitude de ces altercations et savaient qu’elles n’empêchaient pas à la Songeuse de respecter sincèrement le Voyant. Elle était simplement la meilleure commandante qu’ils aient eue depuis quatre générations, et il lui était difficile de se soumettre à l’autorité d’un clairvoyant, doué certes, mais vieillissant. D’autant que leurs divergences d’opinion se faisaient de plus en plus marquées.

Il regarda longuement Lyswin, puis Rhacca, avant de se décider à répondre. La jeune fille le trouvait un peu moins serein qu’à l’accoutumée, et se surprit à redouter ses paroles.

– En effet, Lyswin, je suis responsable de la présence parmi nous de notre jeune sœur. Et tu es trop subtile pour ne pas te douter que c’est précisément pour elle que j’ai refusé la demande d’Alburi.
– Quoi ? bondit Lyswin. Tu as mis en danger ton peuple par… par sentiment pour un renégat ?

Le brouhaha s’était levé en même temps que la commandante ; plusieurs Songeurs juraient à voix basse, d’autres se prenaient la tête entre les mains. Rhacca ne les avait jamais vu aussi agités. Ignorant l’ordre qui lui avait été donné de se tenir coite, elle se leva avec l’aide de sa canne et prit la parole ; personne ne l’écouta, jusqu’à ce que Leshrac se tourne vers elle avec un regard interrogateur.

– Je ne suis pas un renégat ! Depuis que je connais votre existence, je vis avec vous, je suis vos consignes et votre enseignement, je ne renie pas ma nouvelle famille ! Je ne veux pas vous manquer de respect, Lyswin, mais vous ne pouvez pas parler de moi comme ça…

Elle s’interrompit en voyant la Songeuse lever les yeux au ciel. Leshrac semblait amusé.

– Ce n’est pas de toi que je parle, pas cette fois. C’est une histoire qui remonte à bien longtemps, tu ne peux pas comprendre.

Rhacca serra les dents pour ne pas répondre vertement ; elle avait déjà outrepassé ses droits. Dermon en profita pour revenir à la charge.

– J’ai toute confiance en notre Voyant pour diriger notre communauté dans la plupart des cas. La seule exception, en réalité, c’est quand ses affaires de cœur viennent altérer son jugement. Tu es généreux, Leshrac, mais beaucoup trop avec certains individus.

L’accusation était plus virulente encore que celle de Lyswin, et les émissaires du Simur n’étaient plus les seules à s’offusquer.

– Tu dépasses les bornes, Dermon ! s’écria un membre du deuxième Cercle. Tu sais très bien que Leshrac faisait partie de ceux qui ont banni Meyes. Il a été irréprochable.
– Il n’était pas seul, tu le dis toi-même, Eucome. Il venait d’être nommé Voyant, tout le monde le surveillait…
– Assez !

Rhacca aurait juré voir les lanternes se figer lorsque Leshrac s’était levé. C’était sans doute une impression ; un clairvoyant ne pouvait pas commander aux vers luisants… Ou…?

– Tous ces sous-entendus sont indignes d’un candidat à la succession d’Elerion… Nous avons plus de trente jeunes Songeurs à éduquer, en particulier les demi-sang comme Rhacca, et je ne voudrais pas qu’ils apprennent de toi le mépris et la démagogie. Arlo est peut-être un peu vieux jeu, mais au moins c’est un enseignant dévoué et sincère ; n’est-ce pas, jeune fille ?

Prise au dépourvu, Rhacca ne parvint qu’à marmonner un “oui” que personne n’entendit, puisque Dermon s’était à nouveau interposé ; cette fois, remarqua-t-elle, un petit groupe de Songeurs, plus jeunes que la moyenne, s’était rassemblé derrière lui. Hmm, ils ont parié sur lui et ne vont pas tarder à se disputer les places de choix.

– Tu n’es pas le seul à décider, Leshrac ! Cette fille est une erreur, ton erreur, et si tu ne la fais pas disparaître d’ici demain, nous aurons tous la preuve de ton incapacité à gouverner !
– Ne sois pas stupide, Dermon, intervint Lyswin. Tu sais très bien que tu es en minorité. Je suis en désaccord avec notre Voyant sur de nombreux sujets, mais il est hors de question de cautionner l’exécution d’une de nos sœurs, ou demi-sœurs, qu’importe.

Rhacca se sentit blêmir et lutta contre l’envie de se rasseoir. Elle ne craignait pas tant la mort comme fin de son existence que l’image d’une longue dague se glissant dans son ventre pour aller, tout là-haut, crever son cœur. Le souffle court, elle manqua quelques instants de la conversation.

– … en exil, suffisamment loin pour ne plus nous causer de tort…
– Hah ! s’exclama Elerion, resté muet jusque-là. Il semblait moins affûté qu’à leur précédente rencontre, et Rhacca se demanda si la mention de sa succession signifiait qu’il allait bientôt mourir. Fameuse idée ! Elle va errer parmi les Puissants et essaimer des demi-sang un peu partout. Dis tout de suite que tu veux qu’elle suive les traces de son père, Dermon !

Ce dernier, piqué au vif par l’ironie de son aîné, planta son regard sur Rhacca et leva le bras vers elle.

– Eh bien si tu prétends être différente de ton père, petite, si tu es sincère quand tu te dis loyale à ta famille, tu sais ce qu’il te reste à faire ! Nos dirigeants sont trop lâches pour s’occuper de toi, mais tu peux…
– Dermon, ça suffit !
– De toute façon tu as déjà perdu ce qui te retenait à la vie, n’est-ce pas ?

Un bol de keel vide, parti de la table de Lyswin, traversa la salle et vint s’écraser sur la joue de Dermon, le projetant de sa chaise. Lorsqu’il se releva dans un silence total, le sang ruisselait de sa pommette et colorait sa tunique jaune. Lyswin s’avança vers lui.

Ils ne savent pas, réalisa Rhacca. Ils n’ont pas compris ce que j’ai vu, sur le sol de la taverne.

– Tu ne vaux pas mieux que Meyes, Dermon. Ce sont des gens comme toi qui affaiblissent notre peuple de siècle en siècle.

Elle le toisa un moment avant de se tourner vers Leshrac.

– Je me porte volontaire pour prendre la demi-sang sous ma responsabilité. Je lui apprendrai à contrôler ses pouvoirs ; tu sais que j’ai déjà une certaine expérience des demi-sang, même si ce n’était… Enfin. Tu peux compter sur moi pour l’éliminer si elle risque d’échapper à mon contrôle.

Mais… Mais… Est-ce que quelqu’un me demande mon avis avant de se débarrasser de moi !?

– Je n’y vois pas d’objection, répondit calmement Leshrac. Tu es probablement la mieux placée d’entre nous tous pour cela.

Ils échangèrent un regard entendu, puis le Voyant se tourna vers Rhacca.

– Acceptes-tu cette proposition, jeune Rhacca ?

Pensées et mémoires tournoyaient dans sa tête ; parmi elles, la plus violente de toutes, la voix fragile et mélancolique d’Eirko, chantant l’évasion de Mondego des prisons d’Azabal. Il était là, quelque part, et pas seulement dans son cœur. Vivant. Il avait peut-être besoin d’aide. Elle avait une dette envers lui, ce qui ne lui laissait guère le choix.

– Oui, Voyant. Vous êtes tous deux très généreux de me donner une deuxième chance, et… J’espère ne plus vous décevoir.
– Parfait alors…
– J’espère aussi parvenir à comprendre en quoi je suis un danger pour Ombale, et pourquoi celui que vous pensez être mon père fait l’objet d’une telle opprobre.

Elle n’avait pas pu résister à glisser cette dernière remarque, et vit aussitôt plusieurs mines s’assombrir.

– J’obéirai à toutes les consignes de Lyswin, mais ce que je veux dire c’est que j’arriverai mieux à éviter de vous causer du tort si…
– Oui, nous avons compris ce que tu voulais dire, Rhacca, l’interrompit Lyswin. Chaque chose en son temps. Je te promets de répondre à chacune de tes questions, en tout cas dans la mesure de mes compétences, mais uniquement quand je l’estimerai opportun. Je ne tolèrerai pas d’impatience.

Mais comment pouvait-elle comprendre, cette Songeuse, que le temps qui fuyait l’attirait vers la folie ? Que savait-elle de ces terrifiantes années de vide, d’inexistence, de renoncement, puis de cette tempête de sève et de vent intérieur ? Elle ignorait tout de ce qu’avait été sa vie, elle ne comprendrait jamais pourquoi cette impatience était si savoureuse…

La voix de Lyswin résonna dans sa tête tandis que Rhacca quittait la salle en chancelant.

Oh, j’en sais plus que tu n’imagines, Rhacca. Tu as peut-être des pouvoirs qui sortent de l’ordinaire, mais ne va pas t’imaginer que les émotions que tu ressens en vont de même…

Médusée, Rhacca fit demi-tour pour répondre. La porte de la salle du conseil était déjà fermée.

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