Les liens du sang

Et un chapitre de plus pour 2006, un ! Je vous souhaite à tous une année 2007 chaleureuse, paisible et… passionnante 🙂 Et joyeux anniversaire à ce blog qui souffle sa deuxième bougie, hé oui, ça nous rajeunit pas ma bonne dame ! Pourvu qu’ça dure !


Un vent d’est avait obscurci le ciel d’épais nuages, et bien qu’ils sortîrent de la résidence avant le coucher du soleil, il faisait déjà très sombre. Celius salua le propriétaire tandis que les autres Songeurs chargeaient les montures.

La transaction avait été fructueuse, en ressources pour Ombale comme en informations pour Rhacca. Elerion, à qui elle devait d’avoir été invitée à cet échange, avait mis ses pouvoirs au service du commerçant: retrouver une cargaison volée n’était pas bien difficile pour un clairvoyant expérimenté tel que lui. Lorsqu’il avait rouvert les yeux et annoncé sa position au Puissant, celui-ci avait immédiatement chargé ses domestiques de veiller à ce que les Songeurs repartent les mains pleines.

C’est sans doute ainsi, songeait Rhacca, qu’Ombale survivait; la production de minerai ou de joyaux était faible, non à cause de la pauvreté du sol, mais par manque de main d’oeuvre pour creuser la roche et en extraire la pierre noble. Les échanges tels que celui dirigé par Celius (il semblait convenu que le Songeur chargé de faire usage de son don n’assumait pas le commandement du groupe) avaient de nombreux avantages pour les Songeurs: ils détenaient le parfait monopole de ces capacités, et décidaient donc du coût de leurs services et de la fréquence de ceux-ci en fonction des besoins de la communauté. En outre, si toutes les demandes des Puissants étaient semblables à celle de ce marchand, les Songeurs devaient être extrêmement appréciés et respectés… Le relatif secret entourant leur existence s’expliquait: ceux qui en étaient informés préféraient certainement limiter au maximum le nombre de "privilégiés" ayant affaire à eux.

Enfin, deux ou trois heures à dos d’âne et quelques minutes de concentration étaient un bien bas prix à payer pour toute cette nourriture et ces vêtements qu’ils emportaient en retour. Son corps gagnait chaque jour en vigueur, mais la paresse n’avait jamais quitté Rhacca et elle estima qu’un tel métier lui conviendrait parfaitement. Le relatif isolement de sa vie à Ombale lui semblait de moins en moins pesant, et l’idée de passer sa vie parmi les Songeurs ne paraissait plus aussi saugrenue.

La pluie vint avec la nuit, et accompagna la fin de leur trajet de retour. Lorsqu’elle pénétra dans la caverne familière menant à la cité souterraine, Rhacca était trempée jusqu’aux os et transie de froid. Elle ne fut qu’à demi surprise de voir Prisno gravir les dernières marches du long escalier alors même qu’elle mettait pied à terre; prévoyant et attentionné, il avait dû guetter leur arrivée depuis qu’il s’était mis à pleuvoir. Depuis quelques jours, elle se sentait capable de parcourir seule l’interminable dénivelé dans la roche, mais elle ne lui en dit rien et se laissa bercer tandis qu’il la portait dans l’escalier et l’emmenait dans les chauds couloirs d’Ombale.

Elle baignait dans une douce léthargie, assise dans sa chambre, une tasse entre les mains, tandis que le vin chaud la réchauffait peu à peu. La journée passée lui semblait lointaine, et la prochaine encore davantage. La fatigue ne lui avait jusqu’ici procuré que courbatures et maux de tête; cette fois, pourtant, elle se sentait libre, insouciante, heureuse de sa journée, Prisno à ses côtés…

Elle l’observa; il dormait à moitié. Elle se leva, s’approcha et s’assit sur ses genoux; il ouvrit les yeux mais ne dit rien. Elle posa la tête contre son épaule, et attendit.

Il ne bougea pas, pendant un long moment, puis referma un bras sur elle. Rhacca leva la tête et posa ses lèvres contre les siennes. Prisno eut un instant de stupeur puis recula maladroitement.

– Rhacca ! Ne…

Elle riva son regard sur le sien et sourit.

– Embrasse-moi.
– Je… Non ! fut tout ce qu’il parvint à dire.

Lorsqu’elle s’était approchée de lui, Rhacca avait agi par instinct, sans réfléchir à la portée de son acte. Maintenant qu’ils étaient tous deux parfaitement éveillés, elle décida de continuer dans cette voie. Elle en avait envie. Et nul autre que Prisno ne saurait la tenir ainsi entre ses bras. Elle ferma les yeux et tendit le cou pour l’embrasser à nouveau.

– Rhacca, je t’en prie ! Tu as trop bu, dit Prisno avec soulagement, comme s’il venait de trouver une explication à son attitude.
– Non, Prisno, j’ai l’esprit plus clair que jamais, répondit-elle un peu vexée. Embrasse-moi. Il n’y a que toi qui me fais…

Il se leva précipitamment, et Rhacca dut s’interrompre pour retrouver l’équilibre.

– Rhacca… Ecoute-moi. Je sais que tu as du sang… différent, et que les choses sont sans doute différentes pour toi. Mais je t’en conjure, ne me… ne me regarde pas comme ça. Tu ne sais pas ce que tu me demandes.
– Ce n’est pourtant pas très compliqué, fit-elle en croisant les bras. Tu me prends vraiment pour une petite fille, c’est ça ? Je vais…
– Arrête ! cria-t-il en la stoppant d’une main alors qu’elle s’approchait à nouveau de lui. Ca n’a rien à voir. Ma femme et moi n’étions pas bien vieux non plus lorsque nous nous sommes connus.

Ce fut cette fois à Rhacca d’avoir un mouvement de recul. Mais l’obstacle envisagé ne suffit pas, et elle s’avança de nouveau.

– Ca ne me gêne pas que tu sois marié.

Elle fut glacée par le regard empli de tristesse qu’il lui adressa. De tristesse et de déception.

– J’espère que c’est le vin qui te rend à ce point égoïste et mesquine. Stuli est morte il y a trois ans.
– Oh… Pardon. Alors tu… Tu portes toujours le deuil ?

Ses yeux se chargèrent de colère.

– Cela n’a rien à voir ! Rhacca, je ne sais pas si les moeurs d’Ienon le tolèrent, mais ici, l’inceste est coupable de mort !

Elle le dévisagea sans comprendre. Sa première discussion avec Leshrac lui revint brutalement en mémoire; il dut lire son effroi sur son visage.

– Non, je ne suis pas ton père, je n’ai… J’étais fidèle à ma femme. Mon frère, par contre… Il a passé du temps à la surface. Peu de temps avant ta naissance.
– Tu… C’est tout ? s’indigna Rhacca. Mais enfin, il doit y avoir des tas de Songeurs qui…
– Non. Justement. Et puis tu ressembles à notre mère. Ecoute… Je ne peux rien t’assurer, mais tu ferais mieux de me considérer comme ton oncle. C’est de toute façon ce que je suis probablement. Ton oncle.

Rhacca devait trancher une fois pour toutes. Accepter sa défaite, son humiliation, tenter de conserver la tendre amitié de Prisno… Elle pouvait aussi lui répondre: "et alors ?", et jeter toutes ses forces dans la bataille, agir en désespérée, comme elle l’avait fait pendant ses derniers mois à Ienon. Après tout, cela lui avait réussi avec Eirko…

Elle vascilla. Prisno s’empressa de la soutenir par le bras; sa faiblesse lui donnait raison: le vin avait fait plus que la réchauffer, elle n’était plus maître d’elle-même. Il l’aida à s’allonger et la recouvrit de couvertures; avec affection et, apparemment, sans reproches, il la regarda sombrer dans le sommeil puis quitta la chambre.

Rhacca ne dormait pas. Ce n’était pas l’ébriété, mais une douleur fulgurante qui l’avait presque assommée; elle avait ensuite feint de s’endormir pour rassurer Prisno, mais l’étau enserrait toujours son coeur. Elle pensait jusqu’alors avoir tout fait pour oublier, pour tirer un trait sur ces heures de douce bohème, pour refuser la mélancolie de l’absent… Mais la violence du souvenir d’Eirko en chemise immaculée, les cheveux en bataille et l’air emprunté, au matin de sa… Cette image lui donnait tort. Elle ne pourrait jamais profiter des bienfaits de son entraînement psychique si elle refusait de faire son deuil.

Demain, oui demain, je lui dirai adieu… Demain. Cette nuit, je vais rêver.


Gregor Andil s’essuyait les mains sur son tablier lorsque les Songeurs arrivèrent. Le petit déjeuner était terminé depuis près d’une heure; outre sa femme et lui, il ne restait dans l’auberge que le vieux Ale et son chien. Les Songeurs savaient toujours minuter leurs visites pour passer inaperçus.

Ils étaient trois, cette fois-ci. Ale ne leur jeta qu’un bref regard avant de se replonger dans sa chope presque vide; le chien se recroquevilla dans son sommeil.

La moins frêle des trois silhouettes encapuchonnées s’avança pour saluer Gregor; il reconnut Tianu, la guérisseuse. Victoria sortit des cuisines à ce moment, et s’empressa d’accueillir les Songeurs. Elle avait toujours eu d’excellents contacts avec eux; Gregor, sans être réellement méfiant, était plus réservé. Il lui semblait que certains d’entre eux avaient la taille plus fine que ses bras, et qu’ils puissent détenir des pouvoirs malgré une allure aussi rachitique le mettait mal à l’aise.

Victoria tendit les mains vers le visage du plus petit des trois Songeurs, et s’exclama:

– Vous ! Oh, ma chérie, comme je suis heureuse de vous revoir… Sachez que je n’ai cessé de penser à vous depuis ce jour dramatique. J’ai eu de vos nouvelles, bien sûr, mais je m’inquiétais tellement…

Lors de cet épisode tragique dont Victoria parlait, Gregor n’avait guère eu l’occasion de discuter avec la jeune fille et son compagnon; mais Victoria avait été tellement choquée qu’elle lui en avait fréquemment parlé depuis. Assez inexplicablement, elle s’était prise d’affection pour ces deux gamins, et n’avait jamais admis que le corps du garçon ne soit pas…

– Je suis moi aussi heureuse de vous revoir, Victoria. Je suis venue… tourner une page.
– Oui, bien sûr, ma pauvre enfant, je comprends, bien sûr. Faites comme chez vous… Vous serez toujours ici chez vous, vous le savez.

Rhacca sourit faiblement et se dirigea vers l’escalier. Une femme que Gregor ne connaissait pas la suivit discrètement, tandis que Victoria et Tianu bavardaient à voix basse.

La chambre lui parut petite; le lit ne semblait plus aussi démesurément grand. Les volets étaient presque entièrement fermés; le ciel, dehors, était menaçant, contrairement à ce jour distant où le soleil atténuait le glacial vent du sud. La pièce semblait étrangement vide. Rhacca fit demi-tour vers la salle commune.

Un long tapis de laine recouvrait désormais le sol près du clavecin. Rhacca hésita un instant, puis s’agenouilla et le souleva d’un côté. Le parquet avait été nettoyé, mais le sang avait coloré le bois. Rhacca tourna la tête vers Victoria Andil.

– Merci de ne pas l’avoir… remplacé. Qu’avez-vous fait de… son corps ?

Les époux Andil échangèrent un regard gêné.

– Nous ne savons pas, répondit enfin Victoria.
– Il a été emmené, dans la précipitation nous n’avons pas… demandé, ajouta Gregor.

Cette nouvelle sembla déstabiliser Rhacca un instant; puis elle se retourna vers le sol taché et repoussa davantage le tapis.

– C’est donc sur ce sang que je dois honorer sa mémoire…

Toujours à genoux, elle se pencha en avant jusqu’à ce que son visage caresse le bois. Lorsque son front et ses lèvres touchèrent le sol rougi, les deux autres Songeurs eurent un brutal mouvement de recul, puis se regardèrent, effrayées.

– Rhacca !

Celle-ci fut parcourue d’un soubresaut puis bascula sur le côté, et se retrouva sur le dos, allongée sur la tache de sang, les yeux grand ouverts. Ses lèvres frissonnaient. Tianu se précipita vers elle et la tira sur le sol pour l’entraîner loin du sang; sa tête proche de celle de Rhacca, elle l’entendit parler, prononcer des mots sans cohérence apparente, à la façon des clairvoyants sous l’emprise d’une vision spontanée.

– Lame, serpent, vivant, serpent, mort, vivant, douleur, peur, vivant, VIVANT !

Elle cria ce mot puis ferma les yeux et fondit en larmes.

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