Toussaint en novembre, Noël en décembre

Ca c’est un titre qui déchire tout hein ?…

Mardi, 16h50. J’hésite: soit je continue un peu ce chapitre, soit j’arrête là. J’avais prévu d’aller plus loin, mais dans ce cas ça risque de devoir attendre le week-end prochain… Comme je sais que vous bouillez (ça se dit, ça ?) tous d’impatience, allez, je stoppe, le chapitre sera assez court mais au moins vous poireauterez un peu moins. Chuis gentil hein 😀

Bonne lecture, et à très bientôt pour la suite, j’espère…
 


 
Les Songeurs pouvaient bien être taciturnes et excessivement discrets lorsqu’ils s’adressaient à une étrangère, ils n’en savaient pas moins faire la fête. Les rideaux et cloisons d’une des plus grandes salles avaient été déplacés, et des dizaines de petites tables mises bout à bout supportaient le poids du banquet d’accueil des Simuriens. De son banc adossé à une des parois de la grotte, Rhacca estimait le nombre des convives à plus de deux mille.

Plutôt pas mal, en comparaison avec les réceptions mondaines auxquelles elle était habituée, mais bien peu s’il s’agissait là du peuple entier des Songeurs… Leshrac n’avait fait aucune allusion à d’autres cités qu’Ombale; si sa mémoire était bonne, Simur était le nom donné au delta que formait la Brûlante en se jetant dans la mer des Crabes. La région passait pour maudite car le fleuve déversait, deux fois l’an, des cendres qui détruisaient toutes les cultures aux alentours et brûlaient la peau des voyageurs imprudents.

Il fallait croire que les Songeurs s’étaient malgré tout établis là-bas… Mais leur colonie ne dépassait pas les deux cents âmes; l’essentiel des convives rassemblés dans la grande salle vivait donc à Ombale. Les nouveaux arrivants étaient aisément reconnaissables à leurs yeux vert clair et leurs cheveux noirs, mais aussi à leur mine fatiguée par le voyage et à l’attention qui se portait naturellement vers eux. Ils n’avaient sans doute qu’une hâte, celle de dormir dans le calme, mais leurs hôtes avaient estimé qu’ils ne le feraient qu’une fois leur ventre plein… et leur coeur rassasié de paroles bienveillantes et d’accolades chaleureuses.

Rhacca repéra Lyswin parmi la foule, en grande conversation avec de jeunes Songeurs; elle semblait nerveuse, jetait de fréquents coups d’oeil en direction de Leshrac qui trottinait parmi chaque attroupement pour accueillir personnellement les nouveaux venus. Aguerrie aux manoeuvres politiques, Rhacca sentait que ces deux fortes personnalités incarnaient deux courants de pensée contradictoires au sein des Songeurs… Mais elle n’avait pas encore mis le doigt sur leurs différences.

Elle sirotait goulument les dernières gouttes de sa tasse de keel lorsqu’un Songeur vint s’asseoir près d’elle; il était très grand, même pour un Songeur, et plutôt bien portant comparé à l’extrême maigreur qui semblait être la norme à Ombale. Rhacca fut donc plus que surprise par sa voix fluette…

– Enchanté de faire votre connaissance, Rhacca; je suis Arlomospo, responsable du second Cercle d’entraînement. Tout le monde m’appelle Arlo.
– De même, euh… Un Cercle ?

Arlo s’attendait visiblement à cette question et prit un air théâtral pour répondre de la même façon qu’il l’avait sans doute fait de nombreuses fois.

– On vous a sans doute expliqué que nous autres Songeurs pallions aux maux du corps par la puissance – et la qualité, naturellement – de l’esprit. Nous avons en nous certaines prédispositions, et même les Puissants ont parfois de petits dons de prescience ou d’empathie… Mais rien n’est possible sans travail, voyez-vous. Nos jeunes apprennent à exercer leurs facultés psychiques avant même de savoir compter sur leurs doigts; le plus tôt ils commencent, le plus loin ils seront capables de s’aventurer à l’âge adulte.
– Il est trop tard pour moi, donc ?
– Non, non, il n’est jamais trop tard ! Vous ne pourrez sans doute pas exploiter toutes les possibilités de votre esprit, certes, mais au moins vous apprendrez l’essentiel, et notamment comment commander à votre corps. C’est la priorité, vous concernant. Bref, je disais donc, rien n’est possible sans travail; vous allez donc rejoindre un Cercle, où vous serez parmi d’autres individus ayant sensiblement le même niveau d’apprentissage que vous. Mais ce que je tiens à vous faire comprendre, jeune fille, c’est que si vous tenez à suivre cet enseignement, ce dont je ne doute pas, il va vous falloir travailler, vous exercer, sans relâche… Ce ne sera pas une partie de plaisir. Est-ce clair ?

Un frisson parcourut sa nuque; la notion de labeur était nouvelle pour Rhacca. Mais du peu qu’elle en savait, le jeu en valait certainement la chandelle.

– … Limpide. Je commence quand ?
– Ha, l’enthousiasme de la jeunesse ! Merveilleux. Vous allez vite déchanter, vous savez, mais enfin… Demain, une heure avant l’aube. C’est la meilleure heure pour se concentrer, ajouta-t-il devant la grimace de Rhacca.

Il prit congé d’elle, tout heureux de l’avoir assommée avec ses déprimantes mises en garde. Elle ne percevait nulle malice chez lui, pourtant; il semblait prendre sa tâche à coeur, et sans doute avait-il jugé préférable de s’assurer de sa volonté avant de l’épuiser au travail.

Si elle voulait être capable d’ouvrir un oeil avant l’aube, elle avait tout intérêt à s’éclipser dès maintenant; elle profita de croiser le regard de Prisno pour requérir son aide. En quittant la salle, elle réalisa combien la résonance des voix lui pesait, et poussa un soupir de soulagement en regagnant son lit.
 


 
Rhacca aurait pu inventer mille et un scénarii pour cette première matinée avec le Cercle. Elle aurait pu imaginer des élèves entourant leur professeur, mains jointes et paupières closes, se concentrant de toutes leurs forces pour atteindre un "ailleurs" psychique. Elle aurait pu supposer que des techniques de relaxation et de méditation les feraient entrer en transe tandis que les plus expérimentés veilleraient à ce que les novices ne perdent pas contact avec la réalité. Elle aurait tout aussi bien pu se préparer à endurer des souffrances physiques (comme se baigner dans un lac de glace, un de ses cauchemars d’enfance) pour contraindre l’esprit à prendre le dessus sur le corps, quitte à laisser les "cancres" mourir de froid – après tout, c’était peut-être pour cela que les Songeurs étaient si peu nombreux.

C’eût été peine perdue. Cette première séance, à laquelle elle assistait en compagnie de quatre bambins de moitié son âge, se résuma à un cours magistral où Arlo leur rabâcha un nombre incalculable de fois les quelques notions au menu du jour: les quatre, non, cinq grandes familles de capacités psychiques (clairvoyance, commandement, empathie, prescience et… ah, flûte ! c’était quoi déjà ?), les étapes essentielles à la maturation d’une capacité (chapitre que Rhacca avait superbement ignoré, préférant se demander laquelle des quatre… cinq… elle préférait), et bien sûr les choses que les jeunes apprentis ne devraient surtout pas faire… comme laisser son corps s’endormir pendant que leur esprit vagabonderait, ou tout simplement ne prévenir aucun adulte expérimenté avant de faire des exercices. Il nous prend pour des idiots… bon, il n’a peut-être pas tort, mais quand même !

La séance s’acheva enfin, sur un ultime grognement d’estomac. Les quatre enfants sortirent soudain de leur torpeur et filèrent ventre à terre vers la sortie; Rhacca se retint de pousser un immense soupir: Arlo s’approchait d’elle.

– Eh bien, que pensez-vous de ce premier contact avec le merveilleux univers des pouvois psychiques, Rhacca ?

Il est sincère, le bougre. Pas une trace d’ironie. Grandiose.

– Hem… Très intéressant. Non, vraiment. J’ai hâte de mettre tout cela en pratique.
– Bien sûr, bien sûr… Très bientôt, n’ayez crainte; c’est normal d’être impatient. Encore quelques semaines.

Quelques sem… QUOI ?

– Ce n’est pas vraiment de l’impatience, vous savez, je me doute bien qu’il ne faut pas brûler les étapes… J’imagine que vous avez déjà enseigné à de nombreux jeunes, vous savez sans doute très bien comment faire pour leur faire exploiter au mieux leur potentiel…

Rhacca ne pouvait pas savoir qu’en fait, Arlo était un novice en matière d’enseignement; mais la flatterie fit mouche au-delà de toutes ses espérances.

– Merveilleux, merveilleux ! Une élève studieuse et patiente. Quelle bénédiction ! Puisque vous aimez tant l’aspect théorique – comme moi, je vous l’avoue, la mise en pratique n’est finalement qu’une projection de nos conceptualisations, toujours imparfaite, tout comme la vocalisation de nos idées ne peut jamais refléter leur complexité originale, vous me comprenez, n’est-ce pas ? -, eh bien je vais vous faire une fleur: si vous n’avez rien de très important à réaliser l’après-midi, venez donc avez moi étudier les manuscrits de nos prédecesseurs ! Ah, oui, eux savaient l’importance d’une parfaite théorisation des…

Elle le laissa s’épancher en se maudissant intérieurement pour sa sottise. Elle avait malgré tout une furieuse envie de rire; elle sentait déjà le goût du sang dans sa bouche, à force de se mordre rageusement la langue. Bravo, oui vraiment, bravo, t’es la meilleure Rhacca. Chapeau bas.

2 réflexions sur « Toussaint en novembre, Noël en décembre »

  1. Mathieu Kovacs

    Tu as de très bonnes idées. Ce que j’aime dans cette histoire, c’est que tu montres que tu as encore un coeur d’enfant.

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