Songe d’une nuit d’été

Pas d’anniversaire particulièrement joyeux à souhaiter, et pourtant voici la suite de votre feuilleton préféré. Remerciez le Ciel.


Dans son rêve, le ciel était rouge et la terre couverte de cendres. Des êtres à la peau de nacre émergeaient du sol, les yeux vides et les mains tendues vers le ciel, tandis que des nuées plus sombres que la nuit se mouvaient indistinctement au-dessus d’eux. Un son grave, à la limite de l’audible, faisait vibrer l’air tel un cor surpuissant; là où aurait dû apparaître le soleil, un immense ange gris pleurait, les ailes clouées sur l’enveloppe céleste, psalmodiant dans une langue antique le retour annoncé du Roi des rois.

Les ténèbres sanglantes finirent par s’estomper. Une voûte de roche grisâtre sembla un horizon plus tangible lorsque Rhacca ouvrit les yeux; quelques instants plus tard, la mémoire lui revint. La glace au coeur, elle s’efforça de pleurer en silence et d’occuper son esprit à l’identification de ses ravisseurs: ils en voulaient probablement à ses bons au porteur; comment se sortir de ce guêpier ? Plus personne ne viendrait la sauver, cette fois…

Lorsqu’un mince visage féminin à la pâleur cadavérique se pencha sur elle, Rhacca songea d’abord qu’elle n’était finalement pas sortie de son rêve.

– Vous êtes réveillée… Bien. Pouvez-vous manger ?

L’esprit encore tourmenté, la jeune fille mit un temps à comprendre la question, puis hocha positivement la tête. Elle n’ouvrit la bouche qu’après s’être rassasiée de pain aux noix et d’eau claire.

– Qui êtes-vous, et pourquoi m’avez-vous enlevée ?
– Lyswin; pour le reste, ce n’est pas à moi de vous répondre, répondit l’étrange femme aux joues creuses et aux mains osseuses. Notre Voyant vous parlera dès que vous serez en mesure de quitter votre chambre.
– Je… J’aurai besoin d’aide pour me… déplacer. Je suis malade.

Lyswin fit une moue dédaigneuse que Rhacca prit d’abord comme un reproche personnel.

– Oui, évidemment… Vous avez passé bien trop de temps parmi eux.

L’étrange femme se retint d’en dire plus, mais Rhacca eut l’impression que son mépris ne lui était pas adressé; elle reprochait visiblement à quelqu’un d’autre son état physique. Elle cligna des yeux, en espérant dissiper le brouillard de son esprit tout comme le mystère planant sur cette discussion.

– Tianu va s’occuper de votre rétablissement; je reviendrai plus tard. Dormez, maintenant.

Rétablissement ? Ce fantôme si distant et pourtant si familier semblait considérer sa faiblesse comme un mal passager. Etait-elle folle, ou connaissait-elle un remède à l’incurable ?… La fatigue et l’abattement l’écrasèrent soudain, comme si les derniers mots de Lyswin avaient été porteurs d’un enchantement; Rhacca s’abandonna de nouveau à un sommeil troublé.
 



La dénommée Tianu était encore moins loquace que sa collègue, et après que Rhacca eut posé quelques questions demeurées sans réponse, l’entrevue se déroula en silence. A peine moins austère que Lyswin, Tianu semblait toutefois plus jeune, et son ventre arrondi laissait présager d’un heureux événement.

Elle fit absorber à Rhacca une sorte de tisane excessivement amère que Rhacca s’étonna de supporter, et disposa des encensoirs à chaque coin de la chambre; la fumée qui en sortait était toutefois inodore. Fataliste, Rhacca se dit que si ses ravisseurs – hôtes ? – avaient voulu l’empoisonner, ils n’auraient pas attendu si longtemps. Elle ne savait pas combien de temps elle était restée endormie, mais quelque chose lui faisait penser que plusieurs jours s’étaient écoulés depuis le… la… Il va bien falloir que j’admette la vérité, tôt ou tard… Depuis que le seul ami que j’aie jamais eu s’est fait trucider sous mes yeux. Voilà.

Ami… Il était étrange de considérer comme ami quelqu’un qu’elle n’avait côtoyé qu’une journée; plus étrange encore de songer qu’elle l’avait perdu avant de l’avoir vraiment connu. Au début, elle s’était simplement accrochée à lui comme à l’unique lueur d’espoir entrevue depuis des années; mais il avait été honnête, direct, et elle avait fini par lui faire confiance: il ne l’aurait pas trahie. Il lui était impossible d’expliquer cette impression, mais elle était persuadée que leur amitié aurait pu, aurait dû survivre et les emmener tous deux loin de leur passé douloureux.

Elle survivra, quoi qu’il arrive. Rhacca refusait de replonger dans la solitude; elle ferait vivre Eirko, pour que son existence et sa mémoire ne s’évaporent pas – et tant pis si elle ignorait presque tout de lui. Il lui avait offert quelques heures de liberté et d’espérance; elle célèbrerait son souvenir pour lui garantir l’éternité.

Rhacca rêvait d’une silhouette immaculée, debout sur la rive d’un fleuve sans reflets, lorsque les pas de Lyswin qui venait d’entrer dans la chambre la réveillèrent. Un homme sans âge la suivait respectueusement.

– Bonjour… Notre Voyant souhaite s’entretenir avec vous. Acceptez-vous que nous vous conduisions à lui ?

Tant de politesse et de formalisme déconcertèrent Rhacca; elle se laissa soulever par l’homme anonyme qui, malgré sa petite taille, ne manquait visiblement pas de force physique. Elle comprit qu’ils étaient sous terre en constatant que les couloirs tortueux étaient en fait des galeries creusées à même la roche; le sol était rarement plat, et certaines pièces qu’elle entrevoyait dans la pénombre faisaient davantage penser à de petites cavernes qu’à des chambres.

Malgré cela, Rhacca réalisa que de nombreuses personnes vivaient ainsi, au coeur d’un réseau de galeries et de cavités dont elle n’avait probablement qu’une vague idée de la grandeur. Elle n’avait jamais eu connaissance d’une telle cité souterraine; les banquets mondains d’Ienon colportaient mille et un secrets, mais rien de tel n’était parvenu à ses oreilles…

La lumière ambiente faiblit encore à mesure qu’ils descendaient; Lyswin les précéda à l’entrée d’une pièce vaguement circulaire au centre de laquelle un vieillard en robe beige se tenait debout, appuyé sur un lourd bâton dont Rhacca comprit après un instant d’étonnement qu’il devait s’agir d’un os d’un animal colossal. L’homme lui-même était impressionnant, non par son apparence – il n’était pas plus grand que Lyswin, et ses épaules voûtées trahissaient son âge – mais par sa prestance, son regard acéré et la sérénité de son visage ridé.

– Vous voici donc… Je vous attendais. Posez-la donc sur ce banc, Prisno, ajouta-t-il à l’attention de son porteur.

Lyswin s’assura que Rhacca fut confortablement assise avant de prendre place non loin d’elle, les jambes en tailleur, à même le sol. Après avoir patiemment étudié la scène du regard, le Voyant reprit le cours de la discussion.

– Bien. Comme Lyswin vous l’a sans doute indiqué, je suis le Voyant de cette communauté, et mon nom est Leshrac. Quant à vous, Rhacca, vous ne me semblez pas en aussi mauvaise forme qu’on le dit… Les fameuses concoctions de Tianu y sont sans doute pour quelque chose, hmm ?

L’esprit de Rhacca était assailli d’un millier de questions, et elle ne put s’empêcher d’interrompre le vieil homme.

– Où suis-je ? Que savez-vous de moi ? Comment connaissez-vous mon nom ? *Avez-vous vu Eirko…?*
– Ho ! Je vais m’asseoir, si vous le permettez, car cette tempête de questions aura vite raison de mon équilibre. Voilà… C’est mieux. Votre nom est brodé à l’intérieur d’une de vos manches, m’a-t-on dit. Pour le reste…
– Pourquoi m’avez-vous enlevée ?
– Enlevée, dites-vous ? Je dois vous corriger: nous vous avons soustrait à une mort probable. Ce forcené aux cheveux d’or a tué une personne et en a blessé deux autres, et même s’il ne vous avait pas touchée, vous auriez fini par avoir des ennuis, compte-tenu de votre santé.

Un mort, deux blessés. Cynique, Rhacca regrettait presque que le Donate n’ait pas fait plus de victimes… pour expier son premier crime, et rendre réellement tragique la mort d’Eirko. Tandis que dans ces circonstances, elle serait la seule à pleurer ce drame…

– Vous êtes à Ombale, cité des Songeurs. Et vous êtes ici chez vous, à l’évidence.

Il remarqua l’expression d’incompréhension sur le visage de Rhacca.

– Vous ne savez rien de tout cela, hmmm ? Une petite leçon d’histoire s’imposerait, mais je n’en ai guère le temps, car nos cousins de Simur arrivent ce soir et tout doit être prêt pour fêter cette rencontre. Lyswin vous expliquera tout cela plus tard… Qui sont vos parents, jeune fille ?

Rhacca ne put masquer son étonnement devant ce soudain virage dans la conversation, et mit quelques instants à répondre.

– Ma mère est Lacca Melbome.
– Et vous ne connaissez pas l’identité de votre père, hmmm ?

Il échangea un regard entendu avec Lyswin.

– C’était très probablement un Songeur.
– Pourquoi ? Je ne vois pas le rapport…
– Soit sa mère ne savait pas, dit-il en se tournant vers Lyswin, soit… Il revint vers Rhacca et s’expliqua. Nous sommes un peuple très proche des humains peuplant la surface – les Puissants, comme nous les appelons avec humour -, mais nos capacités psychiques vont de pair avec une faiblesse physique naturelle. Avec les siècles, nous avons appris à l’atténuer à l’aide de simples et d’exercices mentaux, mais vous n’avez bénéficié d’aucune de ces techniques… C’est même un miracle que vous soyez encore en vie.

Les perspectives étaient trop belles, les sirènes trop attirantes, mais Rhacca n’en avait cure: son instinct de survie avait pris les commandes. La fleur fanée ferait tout pour goûter une dernière fois à la brûlure du soleil.

– Que dois-je faire pour… bénéficier de tout cela ?
– Hmmm ! Rien de particulier. Nous ne monnayons pas ainsi notre savoir. Restez parmi nous, et nous vous remettrons sur pied.
– Tu devrais tout de même lui parler de ton projet, Leshrac, l’interrompit Lyswin.
– Ho ! Oui, bien sûr, bien sûr… J’y venais. Je ne vais pas vous inquiéter avec de sombres pensées et d’inquiétants présages, jeune Rhacca, mais… L’avenir est trouble. Et parmi les actions que nous, Songeurs, entreprenons pour nous préparer au pire, j’ai décidé de rechercher et de rassembler tous les demi-sang, ceux qui comme vous sont des traits d’union entre le sous-sol et la surface de la terre. C’est d’ailleurs précisément la raison de votre présence ici.
– Vous voulez dire que vous m’avez… emmenée parce que vous aviez vu que j’étais… demi-sang ? Ce n’était pas à cause du meutre de…?
– Il était prévu de vous expliquer tout cela sur place; cet incident a simplement précipité les choses. Victoria Andil est une amie, et elle nous a prévenus de votre présence dès votre arrivée… Nous avons déjà retrouvé plusieurs demi-sang, mais souvent bien plus jeunes que vous, car la plupart ne survivent pas à leurs maux s’ils ne sont pas soignés et éduqués par des Songeurs.

Rhacca secoua faiblement la tête; le destin semblait prendre un malin plaisir à faire et défaire les noeuds de son existence.

– Je ferai ce que vous voulez… Je n’ai plus rien d’autre à faire, de toute façon.
– Allons, allons… Vous verrez, la fête de ce soir vous redonnera le sourire. Vous êtes chez vous, maintenant, ne l’oubliez pas.

Il se leva; Prisno apparut derrière elle comme par enchantement et la souleva. Tandis qu’ils regagnaient sa chambre, Rhacca se dit qu’après avoir vécu, même si peu de temps, une vie de bohème, elle aurait bien du mal à se sentir chez elle quelque part.

3 réflexions sur « Songe d’une nuit d’été »

  1. Mathieu Kovacs

    Magnifique, tu as beaucoup d’imaginatinations. Tu devrais l’envoyer à Paul pour le thème de la mort. Tu devrais également l’envoyer pour un concours.

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