Harangue fumée

Ca y est, la folie de mai/juin s’estompe… Et la chaleur ne m’empêchera pas d’écrire de nouveau ! The show must go on !
Et bon courage aux bacheliers et brevettistes en ces jours torrides… 😉


Il semblait à Loni qu’il avait passé la dernière lunaison à cheval, ne mettant pied à terre que pour changer de monture. Il connaissait désormais le sentier entre Grive et le Relais mieux que le couloir entre sa petite chambre et le réfectoire silencieux; et même s’il avait su manier les chiffres comme certains acolytes érudits, il aurait fini par abandonner tout décompte de ses allées et venues.

Bien sûr, il s’arrêtait parfois pour dormir, s’effondrant sur le premier lit venu tandis que le message qu’il venait de porter était analysé par son destinataire; mais la réponse venait toujours trop vite, et Loni était arraché à son sommeil et remis en selle, inlassablement.

Cette fois encore, les gardes le laissèrent franchir la porte ouest de la ville sans le ralentir; il se rua dans le château, et bénit l’Aïeule Avisée en trouvant le Ministre Jorem dans le grand hall: il n’aurait pas à gravir d’escaliers, cette fois. Jorem lut attentivement la missive; Loni s’apprêtait à se rendre aux cuisines pour y grapiller quelques fruits en patientant la réponse du Seigneur Granz, mais le Ministre le prit de court.

– Tu peux aller te reposer un peu, mon garçon – tu as mauvaise mine.
– Ce n’est rien, votre Honneur, bafouilla Loni en se demandant quelle attitude adopter. Ma fatigue a bien peu de valeur, comparée à l’urgence des messages du Seigneur Granz… Je suis à sa disposition.

Jorem sembla amusé, peut-être attendri par cet humble dévouement.

– Je ne doute pas de ta loyauté, mon jeune ami… Mais notre Sire ne répondra sans doute pas à ce courrier avant ce soir; tu as donc quelques heures devant toi.
– Est-il… souffrant ?, s’enquit Loni en se maudissant aussitôt pour cette indiscrétion coupable.
– Ho ! Non, non, pour un homme de son âge, le Seigneur Granz se porte admirablement bien, n’aie crainte. N’as-tu pas entendu les annonces faites en ville ? Il prononcera un discours au peuple une heure avant le coucher du soleil… Notre Seigneur est un orateur hors pair, et nul doute qu’il saura une nouvelle fois transcender les foules.
– Un… Un discours ? Mais pourquoi ?
– Eh bien, je crois que le plus simple serait que tu y assistes ! Va donc te restaurer, et rejoins-nous dans la cour publique du château. Et prends donc un bain, mon garçon – on croirait que tu t’es battu avec un ours.


Incapable de se résoudre à s’allonger après s’être lavé, Loni se mêla à la foule attroupée dans la deuxième enceinte du château de Grive. Celle-ci était de construction récente: à l’origine, le château se résumait au donjon et aux tours de l’enceinte intérieure, mais après la fin de la guerre avec Brisle, les nombreux paysans venus se réfugier ici n’étaient pas repartis, et l’agglomération de taudis s’était muée en ville. Pour que le château soit en mesure d’abriter toute la population en cas de nouveau conflit, le Seigneur Granz avait donc décidé d’ériger une seconde muraille, bien au-delà de la première.

Cette extension au château initial était vite devenue un lieu de vie pour les citadins des alentours, accueillant fêtes, cérémonies et foires de négoce; de nombreuses bâtisses étaient encore en chantier, et les pavés taillés de la grande cour publique n’étaient pas encore émoussés par des décennies d’usure.

La bannière du sire de Grive, arbre et bouclier blancs sur fond bleu cristal, flottait de chaque côté du balcon de ses appartements; chacun dans l’assistance y jetait de brefs regards pour s’assurer d’être parmi les premiers à voir apparaître le Seigneur Granz.

Loni laissait son regard courir parmi la foule dans l’espoir d’y retrouver des visages connus lorsque les murmures prirent de l’ampleur; le temps qu’il se retourne et lève les yeux vers le balcon, une clameur respectueuse accueillait le nouveau venu.

Granz accueillit patiemment les vivats puis leva les bras pour demander le silence; sa voix retentit dans toute la cour, forte et déterminée.

– Peuple de Grive ! Ensemble, nous avons fait renaître ce pays de ses cendres; ensemble, nous avons fait de cette région un lieu prospère et accueillant; ensemble, nous avons restauré la paix.

Loni se demanda distraitement s’ils avaient tous été conviés là pour célébrer les victoires passées; le changement subtil dans le ton du Seigneur Granz lui fit comprendre qu’il ne s’agissait que d’une manoeuvre rhétorique.

– Mais les Porteurs de Lumière n’ont pas fait jour sur cette terre pour en faire un paradis; nous sommes constamment mis à l’épreuve, et à la paix survient toujours la guerre.

L’inquiétude gagnait la foule comme une vague lente et puissante; Loni, qui n’avait jamais connu la guerre, avait plutôt des fourmis au bout des doigts. Granz leva de nouveau les bras pour demander le silence.

– J’ai récemment eu vent de faits étranges… Les oligarques au pouvoir à Brisle se sont entourés de sorciers, et certaines rumeurs leur donnent la responsabilité de l’agressivité croissante des baleines au large de Crombier; il semblerait aussi que les brigands, qui avaient presque disparu de nos routes, soient de retour, et que leur réapparition coïncide avec des rentrées d’argent exceptionnelles dans les coffres du gouvernement brislien…

Il en fallait visiblement bien peu pour réveiller les vieilles rancoeurs: insultes et quolibets fusaient déjà de toutes parts. Peu au fait des affaires politiques, Loni s’interrogea sur les motivations du Seigneur Granz: était-il réellement honnête et sincère ? Ou enrageait-il sciemment son peuple pour lui faire accepter docilement un conflit après tant d’années de paix ?

– A tout cela s’ajoutent d’autres informations que je dois à regret garder secrètes. J’ai tenté de contacter les oligarques de Brisle, et n’ai reçu aucune réponse. Il semble évident que ces provocations cachent quelque secrète motivation.

Il marqua une pause, le temps de laisser la foule huer et maudire l’ancien ennemi brislien, avant de reprendre; Loni était plus que jamais conscient de l’adresse rhétorique de Granz.

– Mes amis… Vous connaissez mon goût de la paix, de la justice et de la prospérité; vous savez combien je prise la quiétude des travaux des champs, le bruissement pétillant d’une cité dynamique, le calme rugissant de la haute mer… J’abhorre la guerre pour ce qu’elle nous éloigne des plaisirs simples et nous plonge dans le chaos et la bestialité; j’aimerais ne jamais plus voir mon peuple saigner et souffrir en combattant d’autres hommes.
Mais l’heure est grave, peuple de Grive ! Les brisliens tissent une toile mortelle autour de nous, autour de vous, et fomentent notre perte; nous devons contrecarrer leurs sombres desseins, nous devons faire valoir notre dignité et l’honneur de Grive, nous devons avancer tête haute et affronter notre destin, nous devons prendre les armes et défendre notre terre et notre histoire !

Surchauffée, manipulée, la foule semblait prête à se munir de piques et de fourches sans attendre; une vieille xénophobie latente se conjuguait à un patriotisme tout fraîchement ravivé pour faire pulser leurs veines et transformer leurs sourires affables en rictus sanguinaires.

Non, non, je ne veux pas voir ça, je ne suis pas comme eux, ils sont fous, ils ne comprennent pas, ils ne sont que de vulgaires cartes dans un jeu de lims, ils vont mourir pour rien, je ne veux pas mourir pour rien, pensait confusément Loni en se frayant péniblement un chemin hors du troupeau humain; son coeur cognait fort contre sa poitrine, et la nausée l’envahissait à mesure que des visions terrifiantes défilaient dans sa tête: des armées hurlantes et dépenaillées se ruant l’une contre l’autre dans un silence absolu, une plaine immense jonchée de corps et de métal rouge, deux délégations de nobles richement vêtus signant au bas d’un parchemin avec un air dédaigneux pour les uns et fanfaron pour les autres, et enfin des hommes et femmes aux membres décharnés et au visage creusé par la douleur tentant de reconstruire une cabane au milieu des ruines…

Je ne participerai pas à tout cela – je n’y participerai plus, se corrigea-t-il avec remords. Mieux encore: je ne laisserai pas de telles choses se produire.

Après quelques instants de réflexion, Loni prit sa décision: il ne fuierait pas, et continuerait de porter des messages… L’occasion était trop belle d’apporter sa touche à la mascarade qui s’annonçait.
 

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