Holà ! Qui va là ?…
Un visiteur ? Saperlipopette, manquait plus que ça. Ne me dites pas que vous venez lire les essais de l’affreux jojo qui tient boutique ici ? Noooon ??
Pauvre de vous ! Enfin, je vous aurai prévenu(e). Entrez donc, mais faites attention où vous mettez les pieds, c’est plutôt dangereux comme coin, enfin, c’est c’que j’en dis, moi.
Je retourne à la vigie, hurlez fort si vous voulez sortir… J’ai le sommeil lourd. Et prenez garde si vous rencontrez le maître de céans: il mord après minuit…
Digne héritier des Titans qui, selon les légendes, avaient un jour peuplé la terre, Gregor Andil était aussi colossal que sa femme était fluette. Sa barbe touffue rendait son visage inexpressif, mais son énorme voix et ses yeux rieurs rassuraient les clients de passage: cet homme savait profiter de la vie, et ils ne manqueraient jamais de bière ou de râgout aux oignons à l’Elan Joyeux.
Tenancier de l’établissement depuis bientôt trente ans, Gregor ne dérogerait pas au principe qui avait fait son succès: les faiseurs d’embrouille n’étaient pas les bienvenus à l’Elan Joyeux. Cela incluait les bagarreurs (sa corpulence avait souvent servi d’argument dissuasif), les filles de joie (et, de fait, leurs clients), les ivrognes (dont sa chère femme repérait toujours l’odeur) et les mauvais payeurs. Ce n’était pas par droiture morale que Gregor avait érigé ces règles: sa fille unique avait grandi à l’étage, couru dans les cuisines et bavardé avec tous les clients réguliers; il exigeait donc que son terrain de jeu ne soit pas miné. Qu’elle fût partie épouser un ébéniste quatre ans plus tôt n’avait pas rendu Gregor Andil moins vigilant pour autant.
Il était cependant occupé à pendre une marmite plus lourde que lui à la crémaillère, dos tourné à la porte d’entrée, lorsque deux nouveaux clients firent leur apparition; ce fut donc Victoria qui les accueillit.
Si diamétralement opposée à son mari que fût son apparence, Victoria Andil-Barenton partageait son inflexibilité, sa cordialité et sa capacité à juger l’honnêteté d’un client en un coup d’oeil; elle ne put qu’être alertée par l’étrangeté des nouveaux arrivants.
Elle remarqua d’abord leur accoutrement invraisemblable: la femme portait une fourrure somptueuse sur une chemise de nuit sans âge; l’homme, un veston brodé trop grand pour lui, soulignant la dureté de son visage et l’extrême saleté de ses cheveux. Bandits au sortir d’une rapine fructueuse, songea-t-elle aussitôt.
Puis elle réalisa que la femme était d’une maigreur effroyable; ses immenses yeux verts semblaient perdus dans une forêt d’os. Elle bougeait avec une lenteur qui aurait pu passer pour de la grâce; mais non, sa blancheur, l’infinie lassitude courbant ses épaules… Elle était souffrante. Jeune fille prise en otage ?
Mais il l’avait portée jusqu’à une banquette, n’est-ce pas ? Victoria se tança de ne pas avoir prêté attention à ce détail: l’homme (fort jeune, lui aussi) prenait soin d’elle, l’aidant à ôter sa fourrure et à s’accouder à la table. Etaient-ils amants ? C’eût été un couple des plus étranges… Le garçon semblait taillé dans la pierre, avec un regard de tueur; difficile d’imaginer qu’il éprouvât un sentiment pour elle. Il a tout l’air d’un bandit, et elle d’une riche demoiselle rongée par un mal étrange; leur association semblait sortir des frontières du naturel.
Victoria ne pouvait pas se douter de la finesse de son intuition; elle jugea préférable de feindre l’indifférence et de les tenir discrètement à l’oeil. Elle s’avança vers la table où ils avaient pris place avec un sourire avenant.
La tenancière leur souhaita aimablement la bienvenue, mais Eirko se doutait qu’elle ne faisait que masquer ses soupçons. Qu’importe, nous serons de bons clients bien sages, tu nous auras vite oubliés. Il commanda une part du ragoût dont le fumet embaumait la salle commune; si la marmite que venait de hisser le tenancier était pleine, il y avait là de quoi nourrir un régiment. Rhacca porta son choix sur des fruits de saison.
– Il fait sacrément chaud ici, ça va nous faire du bien… murmura-t-il lorsque l’aubergiste se fut éloignée.
– Je doute que cela suffise à décongeler mes orteils, mais oui, répondit Rhacca avec un sourire fataliste.
– Elle se doute sans doute de quelque chose, avec nos vêtements, tout ça… Je ne pense pas qu’elle prendra le risque de nous questionner, mais il faut être prudents.
– Hmm-hmm, répondit-elle simplement, comme s’il venait d’énoncer là une évidence: c’était le cas, après tout. Eirko avait toujours l’impression d’avoir une caravane de retard sur elle, ce qui aurait dû l’agacer au plus haut point… Mais jusqu’ici, il avait accueilli ce fait avec fatalisme: lui aussi devait lui sembler insupportable, avec ses manières de rustre et son absence de politesse.
Ils mangèrent en silence; tous deux étaient épuisés. Eirko se demandait pourquoi Rhacca ne lui avait posé aucune question sur son passé; lui faisait-il peur ? Il en doutait. Il supposa qu’elle se montrerait plus loquace après une bonne nuit de sommeil: après tout, si elle avait vécu cloîtrée dans la chambre où il l’avait rencontrée, les douze heures à cheval avaient dû être un vrai calvaire pour elle.
Une fois réchauffés et rassasiés, ils ne s’attardèrent pas dans la salle commune; les jambes d’Eirko les portèrent tous deux jusqu’à une petite chambre à l’étage, sous l’oeil inquisiteur de l’imposant maître de maison à qui son épouse avait certainement transmis ses craintes. Eirko fut soulagé lorsqu’en croisant celle-ci, Rhacca lui demanda de l’aide pour préparer un bain; il n’avait pas pensé à cet aspect du problème… Il déposa Rhacca sur le bord du lit, ne lui prêtant plus guère d’attention, et plongea sur le matelas sans enlever ses vêtements imprégnés de poussière et de sueur; il s’endormit aussitôt.
Le soleil était déjà haut dans le ciel, la journée s’annonçant plus douce que la précédente, lorsque Rhacca ouvrit les yeux. Elle remarqua avec une grimace qu’Eirko n’était plus à ses côtés, mais elle fut rassurée de voir son veston posé sur le dos d’une chaise: le vent était frais, il n’aurait pas repris la route sans un vêtement chaud. Ce raisonnement sensé n’était pas compatible avec un coup de tête comme Rhacca se doutait qu’il en avait, mais… Allons, inutile de s’inquiéter.
Elle fut définitivement rassurée lorsque la porte s’ouvrit et qu’il apparut vêtu d’une chemise blanche qu’elle ne lui connaissait pas.
– Ah, tu es réveillée…, commença-t-il en grimaçant comme à chaque fois qu’il disait une banalité. Bonjour. Je ne sais pas ce que tu as fait à la femme de l’aubergiste, mais elle ne me regarde plus de travers… Je dirais même qu’elle nous a à la bonne !
Il ajusta le col de sa nouvelle chemise pour donner corps à ses propos.
– Oh, tu sais, ce n’est pas bien difficile pour moi d’attendrir les gens… Même toi je t’ai eu !, plaisanta-t-elle en bâillant, avant d’ajouter: tu as l’air en forme.
– Ouais. Euh… Désolé pour hier soir, je t’ai un peu laissée en rade, je me suis endormi avant de réaliser…
– Mais non ! C’était parfait, tu ne pouvais pas mieux faire. Victoria n’a pas eu d’autre choix que de m’aider, par respect du client, sinon par solidarité féminine. Et j’ai profité de ton petit numéro d’amant irresponsable pour me faire une nouvelle amie. Non, vraiment, tu as été superbe !
Les années d’entraînement face à sa mère avaient rendu son numéro de "cynique insouciante" proche de la perfection, et Eirko tirait une mine affreuse; sa mâchoire menaçait de rejoindre le bouton non fermé en bas de sa chemise.
– Tu… Numéro de quoi ??
– Réfléchis deux secondes. Personne ne croirait jamais que nous sommes frères et soeurs, ou alors avec pères et mères différents, si tu vois ce que je veux dire. Tu ressembles à un truand, et moi à une fille à papa loin de chez elle: la meilleure explication, c’est encore l’escapade romantique. Si tu trouves un meilleur alibi d’ici la prochaine auberge, je te laisse volontiers te débrouiller.
Après un temps de réflexion juste assez long à son goût, Eirko baissa les épaules, dépité.
– Je suppose que cela signifie que, pour avoir l’air crédible, je dois t’amener ton déjeuner sans plus attendre ?
Elle le gratifia d’un sourire éclatant et un peu moqueur; il soupira, fit demi-tour, et Rhacca l’entendit descendre le petit escalier menant aux cuisines. Il en revint avec une énorme miche de pain, un pot de confiture de prunes à peine entamé et une épaisse tranche de jambon fumé.
– Hmmm tu crois que je vais manger tout ça ? Ou c’était juste histoire de dépenser nos dernières pièces ?
Il lui tendit un morceau de jambon et savoura le sien avant de répondre laconiquement:
– J’ai faim.
– Il y a du monde, en bas ?… Victoria t’a parlé ? Tu lui as dit qu’on partait quand ?
– Tu peux pas attendre que j’aie avalé, non ? Bon. Moins qu’hier, juste un bonjour, et je n’ai rien dit à ce sujet.
– Mes bons au porteur ne seront utiles qu’une fois arrivés à Tysan… Où va-t-on trouver de l’argent ? Il nous reste encore au moins 3 jours de trajet…
Il lui offrit une nouvelle tartine qu’elle prit le temps de picorer tandis qu’il engloutissait le restant du petit déjeuner.
– Tu t’empiffres toujours comme ça ? Mais comment tu fais ?
– Non, répondit-il avec nostalgie. C’est la deuxième fois de ma vie que je mange vraiment à ma faim… La première, c’était hier soir, et j’étais sur les rotules, je n’en ai pas vraiment profité. Alors voilà. Pour répondre à ta question, je suppose qu’il va falloir travailler… Ici, peut-être pas, ça ne collerait pas avec l’histoire que tu as racontée à la… à Victoria. Ils auront peut-être besoin d’un laquais bas de gamme à la prochaine auberge…
– Tu plaisantes ? Ecoute, je ne sais pas ce que tu fabriquais avant de débarquer chez moi en pleine nuit, mais si on s’est associés, c’est pour échapper tous les deux à notre destin: toi, la servitude, le banditisme ou je ne sais quoi, et moi l’enfermement et la déchéance ! Donc pas question d’être à la botte de qui que ce soit ! Compris ?
Ce n’était pas dans ses habitudes de hausser le ton, Eirko l’avait bien senti; il fit signe qu’il avait compris. Rhacca espérait que ce n’était pas qu’un acte diplomatique, et que ses mots avaient porté.
– On n’est pas allés jusqu’au bout de la salle, hier, mais ils ont un piano près du jardin intérieur, non ?, se souvint-elle soudain.
– J’ai entendu des clients en parler tout à l’heure, ils disaient qu’il n’était pas accordé… Enfin, ce n’est pas un piano, mais une, euh… harpe à six cordes ?
Rhacca ne surjoua pas son air ébahi puis se plia littéralement de rire; lorsqu’elle eut retrouvé son souffle, elle glissa:
– Une harpe à six cordes ? Une harpsichorde, pauvre idiot ! Un clavecin, quoi !
Eirko n’avait jamais vu de clavecin de sa vie (ni de harpe, d’ailleurs), mais il se joignit au fou rire communicatif de Rhacca.
– Eh bien, il y a peut-être quelque chose à faire avec ça, reprit-elle lorsqu’elle se fut calmée. J’ai étudié le piano, il y a quelques années… Avant que ma chère mère ne juge cela parfaitement inutile pour une mauviette comme moi. Bref… Le clavecin, ce n’est pas très différent, non ? Tu sais chanter ?
Le regard d’Eirko s’éclaira d’une lueur inédite; elle crut sentir ses souvenirs d’enfance défiler devant ses yeux.
– Ca se pourrait…, répondit-il en souriant.