Visages

[Début avril] La fièvre ne me quitte plus, je dois écrire, écrire, et écrire encore… Qu’importe le propos pourvu qu’on libère sa plume ! Aujourd’hui, parlons du désir, de la relativité et de la beauté du masque. Visages. Peut-être trouverez-vous réponse à cette énigme dans la nouvelle ci-dessous…

[Fin mai] La première version de cette nouvelle était trop énigmatique. J’ai donc attendu quelques semaines pour la retoucher et la rendre plus accessible… J’espère avoir trouvé le juste milieu entre mystère et révélation.

[Début juillet] Après quelques semaines d’absence bloguesque pour cause de surbookage dans et hors du boulot, je réalise que je n’ai toujours pas publié ce texte sur mon blog. J’y reviendrai peut-être un jour pour le modifier, mais pas pour le moment, je crois: il faut que j’écrive d’autres choses d’abord, histoire de me dérouiller la plume. Alors hop, je publie, et qui sait, une âme perdue sur le net échouera peut-être ici et y trouvera matière à réflexion. On ne sait jamais qui peut nous entendre quand on parle dans le noir…


Elle dormait encore lorsque je me levai. Je m’habillai en silence, observai un instant son sourire endormi, écoutai son souffle paisible, puis sortis dans l’aube grise d’un printemps tardif.

J’aime les rues du petit matin, la quiétude de la ville incertaine, les couleurs irréelles qu’arbore le béton illuminé de l’intérieur. J’aime l’ivresse joyeuse des couche-tard, la certitude fébrile des lève-tôt, et la communion de ces êtres à qui, en cet unique instant, la ville appartient. Eux et moi, nous nous regardons, et nous savons.

Le bruit se levait lorsque j’arrivai au travail. Arrivé aux bureaux du journal, je constatai une fois de plus que j’étais le premier; je m’attelai à la tâche avec volonté, déjà impatient d’en finir.

Rien de passionnant ce jour-là; j’avais déjà expédié deux pages de banalités sur les élections en Angleterre lorsque Laurence et Samuel firent leur entrée. Un article sur la réforme des retraites me tint compagnie pendant leur première pause café; débarrassé des corvées du jour, je pus enfin me replonger dans mon dossier. Cette semaine, j’avais mis la barre assez haut: quatre pleines pages d’analyse sur l’ascension du néo-fascisme en Europe de l’Ouest, avec dans l’argumentaire une mise en relief du rôle des nouveaux lobbies religieux. Le chef devrait apprécier, lui qui insistait sur la nécessité de produire du contenu de qualité malgré notre faible tirage.

Samuel passa une bonne partie de la matinée à téléphoner à ses amis critiques littéraires pour alimenter sa rubrique. Deux mois après, je ne savais toujours pas si je devais regretter cette mutation. Le poste politique était mieux considéré, davantage mis en valeur, et offrait quelques perspectives intéressantes si je souhaitais changer d’air. Mais la culture me manquait. Si encore mon successeur avait été à la hauteur, j’aurais pu faire le deuil…

La maquette devait être bouclée à midi; je mis les voiles à onze heures et quart, laissant mes deux collègues mariner dans leur stress. J’échangeai quelques mots avec le chef en sortant, pour le tenir au courant de l’avancée de mon dossier hebdomadaire. Après quelques expériences ailleurs, je reconnaissais ma chance d’avoir un supérieur cultivé et ambitieux, capable d’apprécier les qualités de ses journalistes. J’éprouvais encore de la fierté à recevoir ses compliments (“Tu iras loin si tu continues comme ça, Simon !”), comme un gamin scrutant le visage de son père à la lecture d’un bon carnet de notes.

J’étais encore un gamin, songeai-je en sortant de l’immeuble de verre dans la tiédeur de la mi-journée. Je ne tenais pas en place, je remettais sans cesse en question mes quelques acquis; il faudrait un jour que je me fixe, oui, que je pose mes bagages, construire… Mais le changement était ma religion: je prenais un malin plaisir à jouer, à risquer les parcelles de mon existence, non par hâte de les perdre, mais par excitation anticipée de devoir tout recommencer. Encore une fois… Et si…

J’avalai un sandwich au thon en marchant sur le trottoir, évitant les skaters et les crottes. Le soleil commençait à se faire chaud, et j’avais hâte de rejoindre l’air conditionné; le temps que je parvienne à l’entrée du siège, toutefois, le ciel était devenu menaçant. On ne pouvait jamais compter sur le temps dans cette ville…

Je rassemblai mes documents pour la réunion; j’avais tout bien en tête, mais les actionnaires goûtaient peu la décontraction, aussi devrais-je une nouvelle fois paraître zélé et méthodique. Je composai mon visage et rejoignis la salle de réunion.

Mauvaises nouvelles, compris-je aussitôt en déchiffrant les expressions austères du triumvirat. Les autres n’avaient pas l’air au courant, Jarod se leva même pour me saluer d’une chaleureuse poignée de main. Evidemment, je pouvais compter sur ceux qui, comme lui, ne devaient qu’à moi seul leur présence en cette salle. Mais la partie s’annonçait engagée; j’espérais ne pas avoir à abattre un atout trop précieux.

La première demi-heure fut une formalité; bilan trimestriel, projections sur l’année, définition de la campagne de recrutement. Mes interlocuteurs manifestèrent leur point de vue au moment opportun, mais les trois vieux singes ne firent aucun commentaire, ne desserrant les dents que pour échanger entre eux à voix basse. Ils attendirent que je m’apprête à clôturer la séance pour intervenir; ce fut Norbert, le plus âgé, qui prit la parole.

– Merci pour ces informations, Alain. Vous faites du bon travail, et…

Nous y voilà.

– … Votre savoir-faire est apprécié. Je dois cependant vous informer de changements à venir dans la structure de cette entreprise.

Je sentis les autres se crisper; ils réfléchissaient sans doute déjà aux alternatives s’offrant à eux si des têtes tombaient. Je souris, prêt à entendre la suite.

– Nous avons réévalué le marché et le potentiel de cette société, jugeant a priori satisfaisante sa position actuelle. Notre estimation doit toutefois prendre en compte un nouveau paramètre… TCA a fait une offre de rachat impossible à refuser.

Je fis de mon mieux pour cacher mon trouble. Je m’étais attendu à ce qu’ils me remplacent, j’avais anticipé un plan de restructuration, ou même une vente à un autre fonds privé – j’avais quelques bottes en réserve pour y parer et protéger mes intérêts. Mais l’éventualité que notre principal concurrent nous absorbe était ridicule… Ils n’avaient pas plus intérêt que nous à créer un monopole.

– Sont-ils au bord du gouffre pour tenter une sortie aussi insensée ? risquai-je.
– Leur situation n’a guère d’importance, Alain. Keyles a mis dix sept milliards sur la table. C’est plus que nous n’en tirerons jamais de cette boîte, quoi que vous fassiez.

Dix sept milliards pour une entreprise qui en valait à peine six. Pas besoin d’être un dieu de la finance pour comprendre que cette offre puait l’entourloupe, même ces vieux briscards devaient bien s’en douter. Mais le pactole était trop gros pour qu’ils y résistent. Pauvres imbéciles…

Il me faut du temps, me dis-je, encore quelques jours à ce poste pour passer ce cadeau aux rayons X et nous sortir d’affaire. TCA veut notre peau, de toute évidence, et pas seulement la mienne – quelques preuves suffiront à faire capoter l’opération. Du temps… L’adrénaline s’empare de moi, mon corps exhale son enthousiasme lorsque je décide de passer à l’attaque.

– Dix sept, hmm ? Il faudra que je m’assure que le responsable de la fuite soit mis dehors au plus vite, mais quoi qu’il en soit…
– Quelle fuite ? s’étonne ce brave Libbons.
– Eh bien, il n’entrait pas dans mes plans de vous en parler dès aujourd’hui, messieurs, mais… Vous vous souvenez sans doute des 22% de budget supplémentaires alloués au R&D à la fin du dernier exercice, sur ma demande. Vous aviez alors choisi de me faire confiance. Eh bien… Il m’est difficile de vous en parler en détails, je ne suis pas un ingénieur, n’est-ce pas… Mais, comment dire ? Ces dix sept milliards ne sont pas une nouvelle lubie de Keyles.
– Vous voulez dire que vous êtes en mesure de tripler notre CA ? s’étrangle Norbert.
– Pas avec certitude. Mais si nos recherches aboutissent, je parierais plutôt sur un facteur de multiplication de l’ordre de… six ou huit. Keyles a pondéré le risque, sans doute.

Un peu comme moi, donc. Quelques jours pour démêler le noeud gordien valent bien un énorme coup de bluff… Hmmm, quel pied ! Je les observe digérer l’idée, peser à leur tour chaque côté de la balance. Le gros courant d’air que je viens de créer doit pouvoir compenser les lingots de Keyles, s’ils se décident à souffler avec moi…

– C’est une information cruciale que vous nous délivrez là, Alain, finit par lâcher Skander, le cadet des vieux singes, huit décennies bien tassées. Nous aurions aimé en avoir connaissance plus tôt, naturellement, mais nous comprenons votre démarche…

Ils cèdent du terrain, déstabilisés ou en pleine euphorie de surestimation. C’est le moment de porter le coup de grâce; je me retiens de sortir les crocs.

– Ce n’est pas tout. Je comprends parfaitement votre empressement initial à accepter une offre aussi… étonnante, mais je crains que vous ne disposiez pas de toutes les données nécessaires à une parfaite compréhension de la stratégie adverse. Là encore, je suis confus, vous me prenez de court, je n’ai pas apporté à ce conseil les documents adéquats – chacun de vous en recevra une copie sécurisée d’ici demain matin. Mais pour aller à l’essentiel, vous devez savoir qu’une procédure judiciaire est ouverte contre deux des cadres de l’équipe Keyles, pour des histoires particulièrement… sordides. Je pense que les possibles répercussions d’une telle affaire vous permettront de mieux appréhender l’empressement de TCA…

L’urgence du présent s’estompe; le feu en moi s’apaise, et ma vue reprend le large. Je leur ai servi du vent et du réchauffé, tel un mince filet d’air à l’odeur rance. La procédure en question avait été lancée quelques mois plus tôt, à mon initiative, et par moi encore mise en sommeil en attendant son heure. Si l’un des deux adjoints de Keyles avait effectivement un vice répréhensible, l’autre était blanc comme neige, jusqu’à ce que je mette en scène son implication dans les activités douteuses de son collègue. Un ponte de la TCA pris en flagrant délit de déviance, Keyles saurait éponger; mais pourvu qu’ils soient deux, et que les médias aient quelques photos à se mettre sous la dent… Je soupçonnais Keyles d’avoir connaissance de cette épée de Damoclès depuis le début; les deux individus mis en cause se tenaient à carreau depuis des mois. Mais s’il décidait de faire monter les enchères, vingt, vingt cinq milliards… Mon bluff ne suffirait pas, et je devrais sortir la machine à salir. J’en frissonnais d’avance.

Les trois compères m’accordèrent cinq jours de répit, au terme desquels je devrais leur offrir une plongée vertigineuse dans cette invention géniale dont j’ignorais tout. Au pire, si je ne trouvais rien de suffisamment solide sur l’offre de Keyles, je piocherais dans les idées des autres. Amanda trouverait bien un amuse-gueule pour ces messieurs dans les programmes de recherche qu’elle piraterait…

Le temps me manquait. En faisais-je trop ? Avais-je atteint mes limites ? Je ne voulais pas le croire, même si j’avais suffisamment de jugeotte pour savoir pourquoi j’avais accepté ce poste. Je n’avais plus rien à me prouver; j’attendais, plus ou moins consciemment, de rencontrer l’échec. Avec tout ce qu’il impliquerait comme destruction… Comme morts. Redevenir lambda, et mourir d’ennui. Pourquoi cela me fascinait-il ? Je chassai le doute et me remis au travail; la journée était loin d’être finie.

Je passai près de deux heures à préparer les dossiers à envoyer à chacun des membres du conseil pour le lendemain. A celui de Skander, je faillis ajouter une photo le représentant en compagnie de sa dernière conquête, mais je me réservai ce plaisir pour la prochaine empoignade. Même si celle-ci n’intervenait pas avant quelques mois, la fille serait toujours loin de l’âge légal, et le vieux dandy goûterait à nouveau au plaisir de sentir un couteau sous sa gorge, comme au bon vieux temps de la guerre qu’il avait tant aimée.

Je rangeai finalement mes affaires et pris le chemin du retour, le coeur léger. Si j’avais donné quelques leçons lors de cette journée, j’avais également beaucoup appris, et les idées se bousculaient dans ma tête. Je sifflotai dans le bus: … scaramouche, scaramouche, will you do the fandango… et fis les derniers cent mètres à pied aux côtés d’une grand-mère du voisinage. Je ne bavardai pas avec elle, pour une fois; il m’attendait sans doute, et j’avais tant à faire.

Et en effet, il m’attendait. J’ôtai mon imper et mes chaussures, et tombai dans ses bras avec gratitude.

– Oh, toi, tu as eu une dure journée…
– Pas tant que ça, tu m’as manqué, c’est tout…

Je goûtai ses lèvres avec avidité. Il nous guida vers le salon, ses bras autour de ma taille, glissant en bas de mon pull, remontant sur ma peau. Je rouvris les yeux mais gardai les mains sur son visage.

– Et toi ? Tu as fait quoi aujourd’hui ?
– Oh, eh bien… J’ai attendu de te retrouver, fit-il en souriant.

Il savait si bien s’y prendre pour me faire craquer… Je m’allongeai sur le divan et l’attirai vers moi; il se pencha sur moi, me dévora des yeux et conclut:

– You are my favourite english teacher.
– Arrête, lui dis-je en riant, j’ai assez de mes élèves…
– I love you, honey. Ca, j’espère bien qu’ils ne te le disent pas.
– Tu serais surpris. Simon… Si on faisait un enfant ?

Je ne risquais rien à le lui demander… Je le connaissais trop bien. C’était étrange… Ni conflits, ni danger, pas la moindre incertitude entre nous, et malgré tout cette harmonie nous comblait. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais pour moi il ne pouvait y avoir d’autre lui. Ni pour lui d’autre moi.

– Avec plaisir, mon amour. Tu sais, tu devrais me demander plus souvent ce genre de sacrifices insurmontables… J’ai vendu mon âme pour toi, autant que ça serve à quelque chose.

Je ris tandis qu’il jouait avec mes vêtements. Dans une poche de jean tombé au sol, un portable entonna les Valkyries; nous l’ignorâmes: ce n’était pas pour nous. Lorsqu’enfin nous fûmes enlacés, je le serrai plus fort et demandai en murmurant:

– Tu préfères quoi ? Garçon ou fille ?
– Humm ! Vous avez de ces questions, vous, alors… A ton avis, si tu demandes à un affamé s’il préfère le chocolat ou la vanille, il dira quoi ?

Je laissai dériver mes yeux brillants sur son visage et l’admirai quelques instants avant de répondre.

– Les deux, sans doute…

Il sourit et effleura de ses lèvres la naissance de mon cou. Oh oui, il savait, il savait tout. Et il nous aimait tant.

– Va pour les deux, alors. Ca tombe bien, ce soir, je me sens d’humeur à créer encore et encore…

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